L’épidémie de coronavirus, qui s’est déclarée en Chine à partir du mois de décembre 2019, a longtemps été considérée comme un phénomène local, relevant de la responsabilité des autorités chinoises, avant de se transformer en pandémie, dans les premières semaines de 2020, et de devenir un phénomène global.
Il s’agit désormais d’une épreuve majeure à laquelle est confronté l’ensemble de la communauté internationale. Elle affecte d’abord les systèmes de santé, les économies, mais aussi la gouvernance des pays dont la population est contaminée, à travers la capacité de leurs autorités à évaluer la situation épidémiologique et à adopter des mesures de protection idoines. Sur le plan global, cette pandémie illustre le niveau d’interdépendance des économies globalisées et la vulnérabilité des chaînes de valeur en cas de perturbation majeure. Elle constitue aussi un test de la résilience des systèmes politico-économiques dans un contexte exacerbé par la rivalité sino-américaine en même temps qu’elle souligne la fragilité de l’Union européenne (UE).
De manière invisible, se joue une profonde redistribution du pouvoir non seulement entre les États-Unis, la Chine et l’UE mais aussi entre les États nationaux et les grandes plates-formes numériques. Qui des premiers ou des secondes sont aujourd’hui, seront demain, les principaux organisateurs de nos vies? Le Parti-État chinois et/ou Amazon? Les autorités nationales et/ou les solidarités personnelles ?
Plus profondément, c’est sans doute la trajectoire de l’UE qui suscite à présent le plus d’incertitudes par rapport à celle de la Chine et des États-Unis. Le coronavirus teste sa résilience plus que toutes autres crises. Elle se retrouve face à un risque majeur, celui de sa marginalisation rapide, et à une opportunité inédite : rallier et coordonner les pays, qui à travers le monde, n’entendent pas se laisser piéger par la rivalité sino-américaine. Cela impliquerait de faire évoluer l’alliance transatlantique, de reconfigurer les liens avec la République populaire de Chine et surtout de renforcer sa cohésion interne. En est-elle capable ?
Analyse
Que resteratil, après la crise liée au Covid19, de l’ordre international hérité de la seconde guerre mondiale ? En quoi le monde géopolitique d’après différera t’il du monde d’avant ? Il est trop tôt pour le dire, car personne ne peut encore mettre une date à la fin de cette crise. Mais trois mois ont passé depuis que le monde a appris l’éruption du virus en Chine ; la pandémie a, depuis, traversé la planète, frappant l’Iran, puis l’Europe. Les EtatsUnis en sont aujourd’hui l’épicentre, qui se déplacera peut être ailleurs. Ces trois mois ont infligé de sévères dérèglements à l’ordre mondial. Sans préjuger du résultat final, ajustements ou monde nouveau, un point d’étape est déjà possible. Il révèle une accélération brutale de tendances qui étaient déjà à l’œuvre avant la crise, plutôt que de véritables ruptures.
Le retrait américain
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017, après des années de désintérêt croissant de la première puissance économique et militaire pour l’exercice du leadership mondial, et sa doctrine « America first » ont donné le signal : désormais, les EtatsUnis seraient principalement préoccupés par euxmêmes.
L’irruption du virus en pleine campagne pour la présidentielle de novembre et la catastrophe économique qu’il entraîne dans son sillage ont exacerbé ce processus. Le président Trump a tourné le dos à l’Europe et est resté sourd à toute coopération internationale. A l’opposé du président Obama, qui avait participé à la lutte contre le virus Ebola en 2014, il a décidé, lui, de suspendre la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en pleine crise sanitaire.
Parallèlement, la crise a révélé au grand jour la vulnérabilité du modèle social et politique américain : 22 millions de chômeurs non indemnisés, dont beaucoup se retrouvent sans assurance maladie, un système de santé publique inadéquat, un pays divisé, une équipe dysfonctionnelle à la Maison Blanche, un président en conflit ouvert avec les gouverneurs. En matière d’image, la perte de prestige est terrible.
L’offensive chinoise
Avec une audace et une rapidité qui ont pris de court les pays occidentaux, Pékin, à peine l’épidémie maîtrisée à Wuhan, a lancé une offensive planétaire de diplomatie humanitaire, doublée d’une vaste opération de propagande, mettant à profit le repli américain de la scène mondiale. De moins en moins discrète dans l’affirmation de ses ambitions ces dernières années, la Chine de Xi Jinping n’avait cependant jamais encore déployé ses efforts aussi agressivement, s’appuyant sur les expéditions de masques et de matériel médical, dûment répercutées sur les réseaux sociaux occidentaux.
Ambassades et médias chinois internationaux ont été mis à contribution pour critiquer la gestion des gouvernements européens et valoriser le concept, inventé en 2017, de «routes de la soie de la santé ».
L’opération chinoise a pu d’autant mieux se déployer dans un premier temps que l’absence de l’aide européenne et des Etats Unis, notamment à l’Italie attaquée de plein fouet, laissait un vide qu’il ne restait plus qu’à combler.
Une contreoffensive est en train de se dessiner. Soucieux de faire oublier ses propres erreurs, le président Trump ne perd pas une occasion d’attaquer la Chine, accusée d’avoir tardé à informer le monde de la transmissibilité du virus entre humains et d’avoir manipulé l’OMS, qui a repris ses éléments de langage.
Les dirigeants des pays européens mettent eux aussi ouvertement en doute la véracité des chiffres de la Chine sur l’étendue de l’épidémie et ses informations sur l’origine du virus, en exigeant plus de transparence. Et ce d’autant plus qu’ils sont furieux de l’exploitation politique de leurs difficultés par Pékin, qui met en scène ses livraisons de masques à l’Europe alors qu’il avait passé sous silence l’aide de l’Union européenne (UE) en février. Et la Chine va aussi devoir gérer son choc économique, avec une chute de son produit intérieur brut (PIB) de 6,8 % au premier trimestre.
Deux facteurs déterminants dans la compétition entre ces deux grands, EtatsUnis et Chine : lequel aura la plus grande capacité de rebond économique et qui gagnera la course au vaccin ?
L’Europe au défi de la solidarité
Ni sanitairement, ni politique ment, ni économiquement l’UE n’était préparée à faire face à la crise due au Covid19, dont elle a sous estimé l’ampleur tant que l’épidémie était cantonnée à la Chine. L’UE a aussi été aux abonnés absents lorsque l’épidémie a éclaté dans le nord de l’Italie: la politique de santé relève de la compétence de chaque Etat ; mais la solidarité des Etats membres a également largement fait défaut dans un premier temps lorsque Rome et Madrid ont appelé à l’aide.
Les frontières se sont fermées au sein de l’espace Schengen, l’Allemagne et la France ont pris des mesures d’interdiction d’exportation de matériel médical en violation des règles du marché intérieur. Clairement, pour chaque gouvernement, au moment de protéger sa population, c’est l’Etat qui est considéré comme le protecteur, pas l’UE.
Passé les premières semaines de sidération, les institutions européennes se sont remises en route pour aider les Etats membres à faire face aux conséquences de la mise à l’arrêt prolongée de leurs économies. La Banque centrale européenne (BCE) a pris les mesures qui s’imposaient. Mais le plus dur reste à faire. L’UE et la zone euro résisterontelles à cette nouvelle épreuve ?
L’épidémie, cependant, n’a pas atteint l’UE de façon uniforme. Certains pays ou zones, comme l’Allemagne, l’Autriche, la Scandinavie, l’Europe centrale, mais aussi la Grèce et le Portugal soit ont été relativement épargnés soit ont bien résisté. Et l’Etat providence, marqueur des sociétés européennes, a joué son rôle à plein.
La mondialisation mise en cause
Déjà accusée avant la pandémie, par un fort courant anti-mondialiste, d’être responsable de la montée des inégalités et de la destruction des classes moyennes dans les pays développés, la mondialisation est de nouveau montrée du doigt comme coupable des pénuries qui entravent le traitement des malades en Occident.
L’absurdité des chaînes de valeur, qui ont rendu les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dépendants de la Chine pour leur approvisionnement en masques et en respirateurs, de la Chine et de l’Inde pour la production de médicaments, est mise en avant. Relocalisations dans les secteurs de la santé et autonomie industrielle sont remises à l’ordre du jour.
La gouvernance mondiale en échec, le retour de l’Etat nation
L’appel du secrétaire général des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, à un cessez le feu généralisé pendant la pandémie n’a pas réussi à masquer l’impuissance de son organisation face à la crise. Le Conseil de sécurité s’est réuni une fois, pour constater ses divisions.
L’OMS, en première ligne, a gravement failli en cédant aux pressions de la Chine pour retarder le déclenchement des procédures d’alerte mondiale.
Le G7, dont les EtatsUnis sont censés assurer la présidence en 2020, a été totalement inopérant malgré les efforts de la France pour actionner le levier américain. Présidé par l’Arabie saoudite, le G20 s’est limité à un accord pour suspendre jus qu’à la fin de l’année les remboursements de la dette de 76 pays en développement.
La violence de la crise et le réflexe protectionniste des Etats ont activé une puissante dynamique des nationalismes contre le mondialisme. Le multilatéralisme était sur la défensive avant l’irruption du coronavirus ; il est aujourd’hui très affaibli, même si le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale vont pouvoir faire la preuve de leur utilité pour venir massivement au secours du monde émergent.
La compétition entre démocraties libérales et autocraties
Effet d’aubaine pour les « coronacraties » ? Les régimes autocratiques ont souvent profité de la crise et des mesures d’urgence qu’elle imposait pour renforcer leur contrôle sur la société ou les organes du pouvoir.
En pleine pandémie, la Chine a expulsé les correspondants des trois plus grands journaux américains, en réaction à des mesures de restriction du nombre de diplomates chinois aux EtatsUnis. Samedi 18 avril, plusieurs personnalités clés du mouvement démocratique ont été arrêtées à Hongkong.
La Turquie, qui a poursuivi ses opérations en Libye, a libéré 90 000 détenus pour réduire la propagation du virus dans les prisons mais tous les prisonniers politiques ont été maintenus en détention. Le premier ministre hongrois, Viktor Orban, a été très critiqué pour avoir pris des mesures d’urgence pour une durée illimitée. La décision de la Pologne de maintenir l’élection présidentielle du 10 mai, pour laquelle le président sortant est favori, en organisant un vote par correspondance, a aussi été contestée.
Grâce à l’efficacité de sa gestion verticale de la crise sanitaire, avec une application très rigide du confinement et un régime de surveillance de masse, le régime chinois veut servir de modèle. Mais, outre le problème de la responsabilité de la Chine dans le départ de la pandémie, plusieurs démocraties ont réussi à la juguler sans recourir à des mesures répressives : l’Allemagne, l’Autriche, la Grèce, le Portugal, la Suède, la Corée du Sud, Taïwan…
A ce stade de la pandémie, le président russe, Vladimir Poutine, lui, affronte des vents contraires. La progression du virus à Moscou l’a contraint à renoncer d’abord au référendum du 22 avril, qui devait lui permettre de légitimer son projet de maintien au pouvoir après 2024, puis aux cérémonies du 75e anniversaire de la victoire, le 9 mai, couronnement du récit historique sur la grandeur de la Russie, auxquelles le président Macron, notamment, devait assister. D’autre part, la chute de la de mande pétrolière va avoir un effet désastreux sur l’économie du pays, au moment où M. Poutine cherchait précisément à augmenter les dépenses publiques.
Les critères sur lesquels les citoyens jugent leurs dirigeants vont sans doute évoluer à la faveur de cette pandémie: la protection de leur sécurité sanitaire, alimentaire, environnementale va devenir un facteur dominant. Les gouvernements qui ont mal géré la crise, comme celui du président Jair Bolsonaro au Brésil, pourraient s’exposer à des conséquences politiques et sociales lourdes.
L’inconnue africaine
L’Afrique retient son souffle. Si l’épidémie s’y propage de façon massive, la faiblesse de l’infrastructure hospitalière et l’impossibilité d’un confinement efficace constituent d’énormes obstacles, même si la jeunesse de la population et l’expérience déjà acquise dans la lutte contre les épidémies sont des atouts.
Les conséquences économiques et sociales de la crise peuvent être immenses, y compris pour le nord de la planète, et entraîner des vides politiques dans les Etats fragiles où les élites au pouvoir sont contestées.
La montée de nouveaux acteurs internationaux
La mise en confinement de la moitié du monde a consacré le triomphe du numérique. La vie postconfinement impliquera sans doute encore plus de contrôle digital des individus pour assurer leur sécurité sanitaire.
Les géants de l’Internet et leur impact sur le fonctionnement de la société et l’organisation de la vie économique n’en prennent que plus d’importance : on le voit déjà avec le rôle joué par Jeff Bezos, le patron d’Amazon. Les sociétés de biotechnologie seront des interlocuteurs de premier ordre.
La Fondation Bill et Melinda Ga tes jouait déjà un rôle important dans le domaine de la santé du monde en développement ; elle devient un acteur de premier plan en la matière, avec la suspension de la contribution des EtatsUnis à l’OMS, dont la fondation du créateur de Microsoft est le deuxième contributeur. Bill Gates avait averti la communauté internationale du danger d’une pandémie dès 2015. Sa fondation a versé 250 millions de dollars (230 millions d’euros) pour soutenir la lutte contre le Covid19 et la recherche sur un vaccin et un traitement.
Rien n’est fixe, tout peut changer. La seule chose sûre à ce stade, c’est qu’un virus mondial a sérieusement attaqué les fondations, déjà branlantes, de l’ordre international que nous avait légué le XXe siècle.